Talitha koum !

 

Guérison de la fille de Jaïre, Gustave Doré

L’évangile du jour (Marc 5, 21-43)

 

En ce temps-là, Jésus regagna en barque l’autre rive, et une grande foule s’assembla autour de lui. Il était au bord de la mer. Arrive un des chefs de synagogue, nommé Jaïre. Voyant Jésus, il tombe à ses pieds et le supplie instamment : « Ma petite fille (qugatrion) est à la dernière extrémité (escatwV). Viens lui imposer les mains pour qu’elle soit sauvée et qu’elle vive. » Jésus partit avec lui, et la foule qui le suivait était si nombreuse qu’elle l’écrasait. 

Guérison de l'hémorroïsse, catacombes de Rome

Or, une femme, qui avait des pertes de sang depuis douze ans… – elle avait beaucoup souffert du traitement de nombreux médecins, et elle avait dépensé tous ses biens sans avoir la moindre amélioration ; au contraire, son état avait plutôt empiré  – cette femme donc, ayant appris ce qu’on disait de Jésus, vint par-derrière dans la foule et toucha son vêtement. Elle se disait en effet : « Si je parviens à toucher seulement son vêtement, je serai sauvée. » À l’instant, fut tarie la source de son sang, et elle connut dans son corps qu’elle était guérie de son infirmité (mastigoV) . Aussitôt Jésus connut en lui-même qu’une force (dunamiV) était sortie de lui. Il se retourna dans la foule, et il demandait : « Qui a touché mes vêtements ? » Ses disciples lui répondirent : « Tu vois bien la foule qui t’écrase, et tu demandes : “Qui m’a touché ?” » Mais lui regardait tout autour pour voir celle qui avait fait cela. Alors la femme, saisie de crainte et toute tremblante, sachant ce qui lui était arrivé, vint se jeter à ses pieds et lui dit toute la vérité. Jésus lui dit alors : « Ma fille, ta foi t’a sauvée. Va en paix et sois guérie de ton infirmité. » 

Comme il parlait encore, des gens arrivent de la maison de Jaïre, le chef de synagogue, pour dire à celui-ci : « Ta fille est morte. Pourquoi déranges-tu encore le Maître ? » Jésus, surprenant ces mots, dit au chef de synagogue : « Ne crains pas, crois seulement. » (mh fobou, monon pisteue). Il ne laissa personne l’accompagner, sauf Pierre, Jacques, et Jean, le frère de Jacques. Ils arrivent à la maison du chef de synagogue. Jésus regarde le bruit et les gens pleurant et poussant beaucoup de cris. Il entre et leur dit : « Pourquoi faites-vous du bruit et pleurez-vous ? L’enfant n’est pas morte : elle dort. » Et ils se moquaient de lui. Mais lui, les ayant tous chassés, prend avec lui le père et la mère de l’enfant, et ceux qui étaient avec lui ; puis il pénètre là où reposait l’enfant. Il prend la main de l’enfant, et lui dit : « Talitha koum », ce qui signifie : « Fillette, je te le dis, éveille-toi ! » Aussitôt la fillette se leva et se mit à marcher – elle avait en effet douze ans. Ils furent frappés d’une grande stupeur. Et Jésus leur ordonna fermement de ne le faire savoir à personne ; puis il leur dit de lui donner à manger.

Traduction liturgique revue d’après la synopse de Benoît et Boismard (Cerf, 1965)

 ***

C’est sans doute une des scènes les plus humaines et les plus prenantes du Nouveau Testament, qui détaille l’action de Jésus guérisseur dans toute son intensité. C’est aussi un nouvel exemple du « sandwich marcien », ici servi entier par la liturgie. La guérison de la femme hémorroïsse est sertie dans celle de la fille de Jaïre, lui servant en quelque sorte de cliffhanger, ce procédé par lequel un cinéaste maintient le suspense de l’action en cours : ici, Jésus arrivera-t-il à temps pour guérir la fillette ? Cette course contre le temps ne rappelle-t-elle pas celle de la guérison de Lazare dans l’évangile de Jean ?

Marc entame le récit qui va conduire Jésus au chevet de la fille de Jaïre, le chef de la synagogue. Est-ce parce que cet homme l’implore pour sa fille et non pour lui-même ? Parce qu’il est le représentant de la communauté ? Toujours est-il que Jésus, lâchant la foule, se met en route, foule qui continue à le suivre, et le suivrait sans doute où qu’il aille. Selon Matthieu, Jaïre lui a même dit que sa fille est « morte » : Marc, lui, n’évoque que la « fin », le bord extrême de la vie. Dans un cas il s'agit d'une résurrection ; chez Marc d'une guérison.

En route, Marc intercale un second récit, celui d’une autre guérison, plus inhabituelle car elle se fait comme à l’insu de Jésus. Il n’y a pas de dialogue, de demande préalable, de parole de Jésus. Juste une femme mue par une foi telle qu’elle pense qu’il lui suffira de toucher le manteau du rabbi pour être guérie. Sans doute aussi n’ose-t-elle invoquer publiquement sa maladie, ce flux de sang qui, même s’il ne s’agit pas des règles - Matthieu précise qu’elle était « hémorroïsse » (aimorroousa) depuis douze ans là où Marc parle d’un « perte de sang » - la rend impure aux yeux de sa communauté.

C’est l’une des rares fois où un évangéliste explore ce qui se passe non seulement entre Jésus thaumaturge et la personne guérie par lui mais aussi à l’intérieur même de Jésus : conscience qu’une force est « sortie de lui », certitude qu’il n’a pas été touché directement mais seulement son vêtement (imation), volonté de savoir où cette force s’en est allée, en dépit de ses disciples qui se moqueraient presque de lui car la foule le presse de toutes parts, mais lui a bien senti un toucher intentionnel de son vêtement. Cette volonté de savoir est soulignée par Marc qui note l’insistance de Jésus après que ses disciples ont tenté de l’en décourager :  « il regardait à l’entour pour voir qui avait fait cela ». La séquence montre en tout cas que la puissance qui sort de Jésus ne vaut pas pour lui omniscience. 

La femme a-t-elle vu que Jésus le cherchait ? Redoute-elle qu’il ne la juge impure, indigne d’avoir été guérie ? Toujours est-il que c’est avec « crainte et tremblement » (fobhqeisa kai tremousa) qu’elle se jette aux pieds de Jésus pour lui dire « toute la vérité » (pasan thn alhqeian) de sa démarche. Jésus prend le temps de la réconforter : oui, elle a bien fait de croire puisque sa foi l’a sauvée ; oui, elle n’a plus rien à craindre, car elle a été guérie.

Et Jésus, après cet intermède puissant, reprend sa marche, malgré la mauvaise nouvelle apportée par les serviteurs de Jaïre, qui voudraient dissuader celui-ci de « déranger le Maître », puisque la fille est morte. Cette fois, c’est Jaïre que Jésus conforte, réitérant cette injonction que la foi doit l’emporter sur la peur : « ne crains pas, crois seulement ». Ce qu’il réaffirme en arrivant chez Jaïre, en balayant le bruit (chez Matthieu il y a même des joueurs de flûte qui accompagnent déjà la jeune morte !) et les pleurs, en déniant, sans doute contre toute évidence, la mort de la fillette : « elle dort » affirme-t-il, sous-entendant qu’il va n’avoir qu’à la réveiller, ce qu’il fait en lui prenant la main et en disant en araméen, que traduit l'évangéliste en grec : « Fillette, éveille-toi ! ». Et comme ultime marque d’attention, d’empathie dirait-on aujourd’hui, cette recommandation qu’il fait de « lui donner à manger », après avoir enjoint une nouvelle fois l’entourage - secret marcien oblige - de ne rien raconter de ce qui s’est passé. Ce qui, compte tenu du contexte populeux de cette guérison, est sans doute plus que jamais une gageure !

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