« Dis seulement une parole »

Christ et le centurion, Sebastiano Ricci, 1736-1729, Musée Capodimonte, Naples

L’évangile du jour (Matthieu 8, 5-11) :

En ce temps-là, comme Jésus était entré à Capharnaüm, un centurion s’approcha de lui et le supplia : « Seigneur, mon serviteur est couché, à la maison, paralysé, et il souffre terriblement. » Jésus lui dit : « Je vais aller moi-même le guérir. » Le centurion reprit : « Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit, mais dis seulement une parole et mon serviteur sera guéri. Moi-même qui suis soumis à une autorité, j’ai des soldats sous mes ordres ; à l’un, je dis : “Va”, et il va ; à un autre : “Viens”, et il vient, et à mon esclave : “Fais ceci”, et il le fait. » À ces mots, Jésus fut dans l’admiration et dit à ceux qui le suivaient : « Amen, je vous le déclare, chez personne en Israël, je n’ai trouvé une telle foi. Aussi je vous le dis : Beaucoup viendront de l’orient et de l’occident et prendront place avec Abraham, Isaac et Jacob au festin du royaume des Cieux. »

***

À la suite du long discours évangélique des chapitres 5 à 7, ce qu’on nomme aussi « sermon sur la montagne » ouvert par l’anaphore des neuf béatitudes (« Heureux les pauvres, etc »), Jésus entame son itinérance autour de Capharnaüm et Matthieu nous offre alors un enchaînement de guérisons, de miracles (dunamis). Après avoir guéri un lépreux, Jésus croise un centurion romain, un occupant, donc, dont le « serviteur » est malade. Il lui propose de se rendre chez lui, mais celui décline l’offre, qu’il juge peut-être compromettante pour un rabbi juif (ou pour lui-même). À noter que curieusement, la traduction liturgique française a transformé l’enfant grec (pais) et latin (puer) en « serviteur », alors que le mot de serviteur (doulos) va être employé par le centurion un peu plus loin. Un serviteur particulièrement apprécié pouvait-il être appelé « mon enfant » ?

La formule que le centurion emploie s’est inscrite définitivement dans la liturgie de la messe puisque juste avant la communion, alors que le prêtre vient d’y inviter les fidèles – « Voici l’Agneau de Dieu, voici celui qui enlève les péchés du monde. Heureux les invités au repas de noces de l’Agneau » - les fidèles répondent à l’imitation du centurion romain : « Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir ; mais dis seulement une parole, et je serai guéri ». On constate que la formule de l’officier romain, intrinsèquement altruiste, a été ici détournée au profit du fidèle et de son salut personnel. Depuis que j’en ai pris conscience, je préfère souvent à ce moment-là, sans oublier mon indignité, non sum dignus, partager la grâce de communion qui va m’être accordée avec une personne malade de mon entourage en la nommant : « … et N. sera guéri·e », au profit escompté d’une guérison bien physique ou psychique. 

À noter aussi que l’ancienne formule latine de mon missel quotidien des fidèles, le Feder de ma communion solennelle en 1962, que je sais encore par cœur – « Domine, non sum dignus ut intres sub tectum meum ; sed tantum dic verbo et sanabitur anima mea » - reprenait plus précisément dans sa première partie la prière du centurion : « je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit » et, dans sa seconde partie, évoquait plus précisément la guérison de « l’âme », âme qui a disparu au profit du sujet, du « je ».

À l’appui de sa confiance en Jésus, le centurion invoque l’autorité (exousia en grec, potestas en latin) sous laquelle il est placée et qu’il exerce lui-même sur ses soldats et ses serviteurs. Jésus voit-il alors dans la foi ainsi exprimée celle que lui-même a mise dans son Père et sans laquelle il ne pourrait accomplir son œuvre de guérison et de salut ? Toujours est-il qu’il la salue de façon sûrement dithyrambique au regard du peuple qui l’entoure et qui ne doit pas voir d’un bon œil cet occupant romain qui sollicite son rabbi. 

Ce rapprochement entre foi, confiance, et autorité est décisif. Hannah Arendt a montré que la substitution de la force ou de la persuasion à cette confiance diffuse, à cette foi spontanée, était le symptôme le plus évident de la disparition de l’autorité. Jésus aura l’occasion de revenir sur la question de son « autorité » lorsqu’on lui demandera « par quelle autorité fais-tu cela ? » et « qui t’a donné cette autorité ? », après qu’il aura chassé les marchands du Temple (Mt 21, 23) puis à la fin de l’évangile de Matthieu : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre » (Mt 28,18) Et saint Paul, dans l’épître aux Romains, lancera la formule « il n’est pas de pouvoir qui ne vienne de Dieu » (Rm 13,1) que les royautés temporelles sauront récupérer au profit de leur pouvoir soi-disant de droit divin, feignant d'ignorer ses limites fixées par l'avertissement de Jésus à Pilate, rapporté par Jean l'évangéliste : « Tu n'aurais sur moi aucun pouvoir s'il ne t'avait été donné d'en-haut » (Jn 19,11).

Le passage retenu par la liturgie a été tronqué. Il se termine par l’envoi de Jésus : « Va, qu’il t’advienne comme tu as cru ». Et l'évangéliste de conclure : « et l’enfant fut guéri à cette heure-là », dans la distance que le centurion avait voulu préserver pour ne pas compromettre Jésus.


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